• Chapitre 01

     

       Encore une fois, ils m'endorment. Une partie de moi m'ordonne de résister, comme toujours, mais je n'en montre rien. C'est comme ça. Depuis des mois déjà. Deux fois par semaine, après mon deuxième repas, ils m'endorment. Ils me parlent très peu, aussi. Mais je pense que c'est parce que je suis différente d'eux. Tant mentalement que physiquement. Je ne leur ressemble pas. Et lorsque j'eus envie de comprendre ce que j'étais, Hector m'a persuadé d'arrêter.

       Hector... Mon sauveur. Du moins, c'est comme ça qu'il se présente à moi depuis toujours. C'est lui qui m'a trouvé dans les décombres du véhicule étrange de mes parents biologiques. C'est lui, qui m'a extirpé du feu, qui m'a arraché aux bras du cadavre de ma mère. S'il n'avait pas été là, je serais morte moi aussi. Je n'ai jamais su si je lui étais vraiment reconnaissante. Après tout, je n'étais qu'un bébé lorsque tout cela est arrivé. Qui peut dire que ce n'est pas lui qui a provoqué tout ça ?

       Un accident mortel et resté caché de tous. Voilà tout ce que je savais de ce jour. Du reste, je ne connais seulement que ce qui m'entoure. Je ne connais le ciel et ses astres que par des images. Le monde extérieur, pour moi, est un univers inconnu et effrayant. Ils ne m'ont jamais autorisé à y aller. Pas même le bout de mon nez. C'est trop dangereux pour moi, d'après eux. Je suis las de tout ça. Vingt-et-un ans sous terre, c'est terriblement long. Je pense, tout de même, que je suis en forme. Ils prennent soin de moi. Hector prend soin de moi.

       Lorsque je me réveillerais, il sera là, comme toujours, un sourire aux lèvres. Il me demandera comment je vais et je répondrais encore que tout va bien. Et puis, je trouverais la force de lui poser quelques questions sur mes origines, le monde extérieur, la raison de tout cela. Il ne répondra pas, bien sûr, car il ne le fait jamais. Je me retrouverai encore avec des questions sans réponses. Mais Hector, à défaut de vouloir ou pouvoir répondre, me fera la promesse de revenir. Ça devrait me suffire non ? Alors pourquoi est-ce que je sens la colère envahir mon être ? Ou bien est-ce un effet secondaire de cet air soporifique que j'inspire.

       Non, je crois que j'en ai assez. Je n'en peux plus de tout ce cirque. Ça ne rime à rien tout ça. Ils me cachent des choses. Je le sens. Je ne suis pas aussi idiote que ce qu'ils croient. Mais je suis las... Oui, je me sens fatiguée. Je vais dormir encore une fois, pour leur faire plaisir et puis, après, j'aviserai.

     

       La respiration de la jeune femme se fit plus profonde, plus calme. Un court instant, Jon avait eu peur que le produit ne fasse pas effet. Elle avait tardé, cette fois et sa respiration s'était accélérée un court instant, ses poings s'étaient serrés. Avait-elle eu mal ? Le scientifique haussa les épaules. Le principal, c'était qu'elle dormait maintenant, profondément. Lui et ses collègues pouvaient se mettre au travail.

       Il attrapa une seringue et plongea l'aiguille dans un petit flacon de verre. Cette fois, la concentration du virus était triplée. Lui et ses confrères avaient prévenu leur patron de la dangerosité de la dose, mais il avait refusé de les entendre. Son expérience vivante saurait résister. Personne ne l'avait contrarié, mais très peu avait autant la foi que cet excentrique.

       Jon regarda la jeune femme sur la table d'opération. Il l'avait vu grandir, devenir une femme. Il s'y était attaché même s'il lui avait très peu parlé. Mais ça, c'étaient les ordres qu'il avait reçus. Ne pas parler avec l'extraterrestre même si elle le demandait. Seul Hector y était autorisé. Enfin, avant, il y avait une femme aussi. Mais elle avait mystérieusement disparu dès que la jeune femme avait atteint l'âge de seize ans. Nulle ne pouvait dire pourquoi, sauf le patron peut-être. Mais ils ne diraient rien. Hector Saibhir était un homme secret. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il est devenu, en partie, milliardaire. Ça et d'autres choses encore, bien plus sombre.

       Le scientifique réprima un frisson et se concentra à nouveau sur sa tâche. Il interrogea ses collègues du regard. Ils étaient pleins d'appréhension, mais prêts. Jon allait, maintenant, déverser une dose peut-être létale dans le corps de l'étrangère. Ce n'était pas un homme croyant, mais, tandis qu'il appuyait sur la seringue pour la vider, il se surprit à prier une entité supérieure pour que rien de fâcheux n'arrive.

     

       Sa prière fut, sans doute, entendue, peut-être. Durant ces premiers instants en tout cas où l'aiguille s'était retiré du bras albâtre de l'expérience. Le temps s'était comme suspendu. Lui et ses confrères avaient cessé de respirer quelques instants. Les secondaires passèrent sans rien d'anormal à signaler. Alors, Jon expira. Trop tôt, peut-être.

       

       Je sens encore cette piqûre transpercer mon bras. Le liquide qui en découle est froid. Je le sens courir dans mes veines. C'est étrange, inquiétant. Je ressens tout mon corps qui se bat contre cette substance inconnue. Pourtant, j'étais certaine de m'être endormie. Est-ce un songe ? J'ai l'impression, soudain, que mon corps me brûle de l'intérieur. Ça fait mal, mais je n'arrive pas à bouger. Je n'arrive pas à l'exprimer. En revanche, mes pensées se bousculent. Des images, par milliers, défilent sous mes yeux. Je vois deux visages inconnus me sourire. Mais ce ne sont pas des sourires heureux. Non, ils sont inquiets. Une femme s'avance vers moi pour m'embrasser le front. Elle...Elle est comme moi. Et l'homme qui s'approche à son tour l'est aussi. Qui sont-ils ? Et puis, je vois le noir, le néant, parsemé de point blanc. Est-ce la nuit ? L'ai-je déjà vu un jour ? Et où est la lune alors ? Pourquoi rien ne brille ? Des cris. Je les entends. Ils sont paniqués. La femme me prend dans ses bras et me sert très fort. Nous tombons. J'ignore comment je le sais, mais j'en suis sûre. Et puis, un choc. Énorme. J'ai peur, j'ai mal. Je vois du feu qui nous entoure. La femme qui me tenait ne bouge plus. Je ne vois plus l'homme qui était à ses côtés. Alors je hurle. Peut-être pour qu'elle se réveille. Combien de temps ? Enfin, on me déplace. Mais ce n'est pas la femme. C'est... C'est Hector. Plus jeune, moins guindés. Il me regarde avec fascination. Je ne pleure plus. Je suis intriguée par cet homme qui me tient dans ses bras.

    -Monsieur ?

       Un homme avance vers mon sauveur, inquiet. Je crois que c'est Jon. Lui aussi est plus jeune.

    -Nous venons de faire une découverte majeure, mon brave Jon ! Majeure, mais secrète !

    -Sans vouloir vous offenser monsieur, l'impact a fait beaucoup trop de bruit et trop de fumée pour ne pas passer inaperçu.

    -Et bien, qu'est-ce que vous attendez alors ? Faites le ménage vous et les autres ! Débarrassez-vous des corps !

    -Monsieur, la créature du côté conducteur semble encore vivante.

    -Tuez-la, alors ! Abrégez ses souffrances.

    -Et... et cette chose que vous tenez ?

    -C'est la seule chose qui restera en vie. Elle nous sera utile.

       Ce souvenir me sert le cœur. Est-il vrai ? Est-ce mon imagination ? Pourquoi ? Oui, pourquoi est-ce qu'il a fait ça ? Que suis-je ? Je ne comprends pas. Je ne comprends plus. Je suis perdue et en colère. J'ai mal. Ils me font mal. Je revois le visage angélique d'Alaïs. Ma fausse maman. Elle aussi a disparu. Pourquoi ? Et j'entends ces voix monocordes et froides concluant des expériences qu'ils m'ont fait subir. Ce n'est pas normal. N'est-ce pas ? Tout ce que je vis n'est pas normal...

     

       L'agitation avait envahi tout le corps de la jeune femme. Elle s'était cambrée en un surprenant soubresaut, ses yeux semi-ouverts ne laissaient voir que le blanc de ses yeux. Quelque chose n'allait pas. L'électrocardiogramme s'emballait. Jon pensa, en reculant de surprise, que lui et ses confrères avaient raisons. Ils n'auraient jamais dû lui injecter une dose si grande. À l'instar des autres, il resta pétrifié de surprise, les yeux grands ouverts sur le corps agité de l'expérience. D'où il était, il pouvait voir le front de la jeune femme perlé de gouttes de sueurs.

    -Elle a un accès de fièvre, réussit-il à crier.

    Aussitôt, d'autres hommes en blouses blanches sortirent de derrière une porte. Ils doivent la maintenir. Prendre sa température et lui donner ce dont elle aurait besoin. Ils attrapèrent difficilement ses membres pour les plaquer contre la table d'opération. Mais, même comme ça, elle continuait à s'agiter. Cependant, Jon arriva à la contrôler avec son thermomètre électrique.

    -Quarante degrés...

       Dans sa voix, il y avait de l'étonnement, mais aussi de la culpabilité et de la renonciation. Ils venaient de la tuer. Les autres le regardèrent tout aussi estomaqué que lui. Il n'y avait plus rien à faire. C'était certains. Il était inutile d'essayer. Ils devaient simplement continuer à la maintenir jusqu'à ce qu'elle rende son dernier souffle. Mais alors qu'ils pensèrent être témoin de ses derniers instants, la jeune femme ouvrit les yeux, parfaitement lucide, mais emplis d'une rage destructrice.

       C'était enfin l'heure de prendre une pause. Aussitôt que midi avait sonné, les deux jeunes gens avaient cessé de travailler sous le conseil de l'aîné. Aujourd'hui était un grand jour. Il ne fallait rien négliger. Pas même un repas. Tandis que le plus âgé s'affairait à la cuisine, le plus jeune s'était installé sur un canapé dans leur salle d'opération, au sous-sol. En face, l'écran noir d'une télévision éteinte. Il hésita quelques instants. Les informations n'étaient jamais bonnes ces derniers jours. Elles étaient même inquiétantes. Mais bientôt, tout cela changerait. Dès que leur projet serait mené à terme.

       Il décida, finalement, d'allumer le téléviseur. Mais il regretta presque aussitôt. À l'écran, au premier plan, une journaliste bien apprêtée tenait un micro en dessous ses lèvres pour se faire entendre. En arrière-plan, un feu se consumait au milieu d'un désert. Sans doute aux Etats-Unis. Il y avait également quelques autres journalistes accompagnés de leur caméraman tout autour, à la recherche d'un meilleur angle – l'angle choc – qui permettrait au téléspectateur de ne jamais oublier ces images.

    -Une terrible explosion s'est fait entendre ce matin dans les petites villes aux alentours du désert. Un bruit inquiétant tout aussi bien les habitants que les autorités. Après investigation, il s'est avéré que le bruit provenait exactement de dernière moi. Actuellement, un feu coriace fait rage, mettant en déroute les pompiers et volontaires alentour. À cette heure-ci, nous ignorons s'il y a des blessés. Mais nous pouvons vous dire que cette parcelle est la priorité du richissime Hector Saibhir. Le milliardaire excentrique n'a, pour l'instant, prononcé aucun communiqué à ce sujet, pas même sur les réseaux sociaux. Cependant, nous pouvons nous demander si la cause de cette explosion est le résultat d'un des nombreux projets ambitieux du milliardaire ou s'il a été victime d'une attaque de forces ennemies. Rappelons que depuis le début de l'épidémie, les pays communistes n'ont eu de cesse de menacer notre monde d'une guerre sans précédent. Nous ne pouvons donc pas écarter la théorie d'un premier missile ennemi envoyé. Alors accident ou début d'une nouvelle guerre ? Pour le savoir, restez avec nous sur...

       La journaliste n'eut pas le temps de finir sa phrase que déjà le jeune homme changeait de chaîne. Le même reportage, dans un angle différent. Les mêmes propos différemment formulés. Le monde allait mal et les informations n'informaient plus. Il fallait trouver la phrase choc, la théorie choc. Celle qui effraie plus encore. Mais le monde allait déjà mal depuis le début de la pandémie. Était-il nécessaire d'en rajouter ?

       Il zappa longuement à la recherche d'une chaîne télévisée qui ne parlait ni de cet énième accident théoriquement belliqueux, ni du nombre de morts déploré depuis le début de l'émergence de cette soudaine maladie. Une recherche difficile, mais pas impossible. Il tomba enfin sur une émission tout en légèreté sur la vie maritime des dauphins. Bien sûr, il y aurait forcément une parenthèse sur l'intervention néfaste de l'homme dans les milieux naturels. Mais ça ne serait que l'affaire de quelques minutes et, qui sait, peut-être que lui et son ami auraient fini avant.

       La porte s'ouvrit, justement à ce moment, laissant place à un homme à la longue chevelure châtaigne attaché en une queue simple. Il tenait entre les mains un plateau sur lequel était posé deux assiettes emplit de met délicieux et deux grands verres d'eau.

    -Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il en déposant son fardeau sur une petite table basse avant de s'asseoir à côté de son ami.

    - Rien de bien intéressant, répondit le plus jeune en remettant en place une de ses mèches blondes. Un accident dans un désert aux États-Unis, mais hormis le nom du propriétaire, ils ne savent rien. Alors ils théorisent encore et toujours.

    -Ah, je vois. Et donc, tu as décidé de regarder un documentaire sur les dauphins ?

    -Un souci avec ça, Keiichiro ?

    -Oh non. Pas le moins du monde Ryô. Les documentaires sur la vie maritime ont un côté apaisant, je trouve. Ce sera efficace avant le lancement de la première phase.

       Les deux jeunes hommes n'échangèrent plus un mot. Seulement un sourire. Ils entamèrent leurs repas, uniquement éclairés par l'écran bleuté de la télévision. Un peu plus loin, leurs ordinateurs affichaient quelques points se mouvant à chaque clignotement. Lorsqu'ils seront, tous les cinq, au même endroit, alors, la phase une pourra commencer.

       C'était fini. Tout était terminé. Enfin. Il lui avait fallu vingt-et-un an et l'injection de cet étrange produit pour trouver cette force de rébellion. Dommage qu'il y ait eu des morts. Ce n'était pas agréable de se savoir la cause d'une fin. Elle ne se rappelait pas tout exactement. Seulement qu'elle s'était réveillée, pleine de rage, prête à se battre. Elle se souvint également des hommes qui la tenaient, projetés contre les murs de la pièce et puis cette explosion qui sembla provenir d'elle. Puis, il n'eut rien d'autre jusqu'à son réveil au milieu de ce désert avec ce sac plein d'affaire et de billet vert sur lequel était gravé les initiales H.S. Hector Saibhir. Avait-il vu ce qu'elle avait fait ? Avait-il une explication ? L'avait-il sauvé puis abandonné ? Si elle n'était jamais sortie, elle connaissait quelques règles du monde extérieur et déjà, elle se souvint de son anormalité physique. Elle devait la cacher et vite. Mais alors que ses doigts se promenaient sur ses tempes, elle ne ressentit rien. Enfin si, il y avait bien quelque chose. Mais c'était plus petit, plus discret plus... comme eux tous. Comment cela se faisait-il ?

       La jeune femme fronça les sourcils, mais aucune réponse ne lui vint à l'esprit. Qu'importe. Elle était libre maintenant et son mécène lui avait donné de quoi vivre. Une vive excitation s'empara d'elle. Elle allait connaître le monde extérieur. Voyager, partir, loin d'ici. Une destination en particulier lui vint en tête. Un pays qui l'avait intrigué. Oui, c'est ici qu'elle se rendrait d'abord !

       Sa rêverie cessa lorsque le bruit de sirène lui parvint aux oreilles. Elle était posée sur une roche haute. Que se passait-il en contrebas. Discrètement, elle s'approcha du bord et se pencha pour découvrir avec stupéfaction de hautes flammes puissantes caressant le sable, dégageant une fumée noire inquiétante. Avait-elle fait ça ? Si tel était le cas, alors, elle devait fuir et vite. Mais d'abord, elle se débarrassa de ses haillons et enfila le jean et le haut qui se trouvait dans son sac. Elle enfila des baskets puis, rapidement, courut sans savoir où aller. Elle finirait bien par trouver de l'aide quelques parts.

     


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